Avec le 15ème siècle, le délit/péché de
sodomie, qui au cours du siècle précédent avait été
poursuivi sans acharnement spécifique (même si la peine prévue
était le bûcher), est affronté par le Conseil des Dix et
cela indique que la société et les institutions s'en alarmaient
davantage.
Dans les premières décennies du siècle, les Dix, qui s'étaient
appropriés compétence en la matière, créèrent
autour d'eux le Collège des Sodomites, c'est-à-dire une espèce
de commission d'urgence qui, utilisant des procédures incisives, secrètes,
inquisitoires, sommaires, devait poursuivre les suspects de sodomies.
En 1455, toujours le Conseil des Dix élisaient deux patriciens dans chacune
des 59 paroisses de la cité, avec pour devoir annuel de veiller sur leur
quartier, spécialement sur les lieux publics, de signaler toute réunion,
toute rencontre répétée d'hommes qui aurait pu éveiller
des soupçons, par exemple à cause du grand écart d'âge
de ceux qui se retrouvaient.
Etait considéré comme acte de sodomie, tout acte contre la procréation.
Les limites étaient larges et quelque peu incertaines : masturbation,
rapports inaptes à la procréation, " sodomie parfaite "
c'est-à-dire homosexualité entre deux hommes ou entre deux femmes,
" sodomie imparfaite ", c'est-à-dire rapports hétérosexuels
d'un mode inapte à la procréation, " bestialités "
c'est-à-dire coït avec des animaux, nécrophilie. Ultérieurement
le champ s 'élargira aux rapports hétérosexuels entre juifs
et chrétiens.
Au moins pendant une bonne partie du 16ème siècle, à Venise
comme ailleurs, les tribunaux feront beaucoup pour réprimer la sodomie,
qu'elle fut parfaite ou imparfaite. Il s'agissait en effet d'un délit/péché
pour lequel s'additionnaient les obsessions de la condamnation religieuse, la
terreur d'une vengeance divine par laquelle avait été frappée
la cité de Sodome, la préoccupation de conséquences incontrôlables
d'ordre public ou privé, peut-être aussi la peur inconsciente du
charme subversif d'un extrême dérèglement.
Pour poursuivre et capturer les sodomites, même à Venise, on ne
regardait pas sur les moyens : délation, promesse d'immunité et
de récompense, obligation faite aux barbiers, aux médecins, aux
chirurgiens de signaler immédiatement aux autorités hommes ou
femmes, garçons et fillettes qui auraient les parties postérieures
endommagées par sodomie. Obligation aux barques du Conseil des Dix et
leurs capitaines de les chercher partout, sous les portiques, dans les magasins,
les écoles, les pâtisseries, les tavernes, les auberges, les bains,
les cercles de jeux, les bordels. Obligation de signaler des amitiés
entre hommes d'âge trop différent. En 1564, il fut proposé
d'aggraver les peins (bûcher vivant et non après décapitation)
mais la loi ne passa pas.
Dans la sodomie, toutes les couches de la société paraissent impliquées,
y compris patriciens et prêtres. La mécanique et les lieux de rencontre
étaient très variés. Rares étaient les relations
fixes. Les relations occasionnelles marchandées, les séductions
improvisées, parfois avec violence l'emportaient. Dans un épisode
rapporté par Marino Sanudo, on voit le noble Bernardino Correr, homme
rompu à toute luxure, qui se jette, une nuit de 1482, sur le très
beau noble Vettore Foscari, lui arrache son pantalon et le violente à
travers rue comme une demoiselle. Pour un tel. acte, qui s'ajoutait à
d'autres, il fut condamné à mort, décapité puis
brûlé sur le bûcher.
Au 16ème siècle, l'homosexualité était considérée
comme un " plus " à l'égard des rapports hétérosexuels,
certainement pas un refuge pour des hommes " différents ".
Témoignage en est donné par l'amplification du défi porté
aux lois les plus dures, par les explicites revendications de ceux qui étaient
impliqués dans des procès.
Les prostituées assumèrent un rôle polyvalent dans l'explosion
de la sodomie, facilitant parfois des rapports entre hommes. Mais à un
certain moment, elles furent tant préoccupées par la concurrence
de la prostitution masculine, qu'elles allèrent s'en plaindre aux magistrats,
les quels verront d'un bon il leurs efforts pour combattre la sodomie
en exhibant avec arrogance leurs charmes dénudés.
Sanudo note que le 27 mars 1551, après quelques secousses de tremblement
de terre qui avaient porté l'épouvante dans la ville, le Patriarche
avait montré du doigt la sodomie, l'accusant d'attirer les châtiments
divins. Il ajoutait que les prostituées étaient venues le trouver
parce qu'elles n'avaient plus de clients, tant la sodomie était répandue.
Sans doute la toponymie toujours actuelle de la zone de S. Cassiano : "
Ponte delle Tette " et " Fondamenta delle Tette " tire son origine
de ce que les prostituées s'affichaient aux fenêtres des premiers
étages, les tétons à l'air pour mieux affronter la concurrence
de l'homosexualité et de la prostitution masculine.
Curieusement, dans ses Mémoires de voyage en Inde, publiées à
Venise en 1587, Cesare Federici que les femmes du Pegu (une contrée de
la Birmanie), obéissant à leur reine, non seulement marchaient
les cuisse nues, mais faisaient semblant de vouloir se les couvrir en tirant
sur leurs jupes très courtes, et cela pour attirer les hommes et les
soustraire aux tentations de l'homosexualité. Autre usage noté
par un autre voyageur vénitien, Francesco Dal Brochier, était
celui d'accrocher au membre viril des clochettes, soit pour augmenter le plaisir,
soit pour rendre impossible la sodomie.
Naturellement dans les plus lointaines régions que rejoignaient les marchands
vénitiens, ne manquaient pas les prostituées. Gasparo Balbi note
dans ses Mémoires de voyage, que dans la seule cité de Nagapattinam,
à l'extrême sud de la péninsule indienne, plus de 400 prostituées
espéraient acquérir le paradis en donnant leur gain à un
idole sacré, étant pour cela appelées " les putains
de la pagode ".
Beaucoup de femmes maintenant s'habillaient en homme et adoptaient la coiffure
" en champignon " sur le front comme les hommes, pour dissimuler leur
sexe et ainsi disputer les hommes aux hommes. Le faisait aussi bien les femmes
honnêtes que les prostituées. Une loi de 1480 vint interdire la
nouvelle mode, et en cas de transgression de la part des femmes honnêtes,
demandait au mari, ou au frère de payer. En cas de transgression des
prostituées, naturellement, c'est elles-mêmes qui devaient payer.
Les entremetteurs et entremetteuses eurent aussi leur rôle pour entraîner
de jeunes garçons et filles à se plier aux volontés des
sodomites pour de l'argent.
Comme toujours les procès verbaux relatifs aux procès pour sodomie
nous donne quelque éclairage sur la violence, sous toutes ses formes,
qui souvent était imposée aux femmes, même très jeunes,
pour les envoyer à la prostitution.
Un cas exemplaire de cruauté est relaté dans une sentence du Conseil
des Dix. Nous sommes en 1485, le tribunal condamne Chiara di Corfu et Marietta
Veronese, âgès d'environ 12 ans pour des rapports charnels, dans
des lieux publics. Quatorze voix contre deux. La peine infligée est le
bannissement pour cinq ans aux deux enfants, et en cas de non respect coups
de fouet sur la place Saint Marc et au Rialto.
Dans ce cas donc on voit s'ajouter la violence à la violence : celle
de la société, de l'idéologie, de la justice.
C'est seulement au 17ème siècle que commence à s'atténuer
l'alarme vis à vis de la sodomie.
Gabriele Martini le met bien en lumière en analysant la période
1590-1680 où l'on voit s'adoucir le cycle de la répression.
Les peines se feront moins sévères : prison, galère. Le
Conseil des Dix abandonnera sa compétence directe. Plus que la sodomie
elle même on réprimera maintenant la violence qui souvent l'accompagne.
Sur le plan culturel, on laissera ouvertement s'exprimer une certaine forme
de défense de la sodomie. Un livre d'Antonio Rocco, " l'Albaciade
fanciullo a scola " sera imprimé à Venise même au milieu
du 17ème siècle.