SCANDALES DANS LES COUVENTS

 

Une traduction d'un chapitre du livre de Mary Laven : "Virgins of Venice"

 

Scandale au couvent de San Zaccaria : LAURA QUERINI

En 1614, gros scandale dans le plus aristocratique des couvents vénitiens, celui de San Zaccaria. On découvrit que deux religieuses, Laura Querini et son amie, la sœur converse (sœur qui dans un couvent se consacre aux travaux manuels) Zaccaria (elle avait probablement pris le nom du couvent dans lequel elle venait d’entrer), avait creusé un trou dans les murs du couvent pour permettre aux hommes d’entrer dans l’enceinte des lieux saints dans le but d’avoir avec elles des relations sexuelles. Interrogé derrière une grille en fer par le patriarche lui-même, sœur Laura raconte son histoire depuis le début : J’arrivai au couvent petite fille pendant une épidémie de peste…Je fus envoyée pensionnaire au couvent San Vido à Murano où je passai cinq à six ans jusqu’à être acceptée dans ce couvent. Je devais  alors avoir quinze ans. Je pris le voile, puis je prononçai les vœux mais c’était ma bouche qui parlait et non mon cœur. J’ai toujours été tentée par le diable pour briser mes chaînes.

L’épidémie de peste dont parle Laura est celle de 1575-77. Agée de quarante cinq ans à l’époque du scandale, Laura était entrée pour la première fois au couvent à six ou sept ans. Elle y avait été envoyée, comme la plupart des nonnes issues de famille noble, par relation familiale. Sa tante maternelle Honesta était elle même nonne dans le couvent.

Elle avait rencontré son amant qu’elle surnommait Zuanna Cocco six ans avant que n’éclate le scandale. Il avait été introduit auprès d’elle par Donna Cipriana que Laura suppliait de lui présenter de jeunes amis garçons. Pourtant, elle affirme que durant cette période elle n’eût aucune relation charnelle et qu’elle était encore vierge. Mais avec Zuanne, un jeune homme, plus jeune qu’elle de vingt ans, les choses étaient différentes.

Je tombais folle d’amour pour lui et je le poussais à m’aimer. J’usais tous les moyens pour arriver à faire l’amour avec lui, y compris les écrits et les prières diaboliques et je payais Donna Cipriana pour qu’elle m’aide.

Le jeune Zuanne était cependant prudent, conscient des risques qu’il courrait. Il y avait moins de dix ans que le gouvernement avait promulgué une nouvelle loi sévère qui punissait de mort les hommes coupables de visites illégales aux religieuses.

La situation était dangereuse. Laura élabore un plan pour pouvoir entretenir une relation amoureuse. Elle repère une petite cellule du couvent dont les murs donnent sur un petit canal et avec l’aide de sœur Zaccaria, elle perce un trou dans le mur. Elles étaient toutes deux ingénieuses et déterminées. Elles arrachent un morceau de fer de la grille de la fenêtre de Laura et s’en servent comme d’un levier. En moins d’un mois, elles arrivent à leur but et viennent à bout du mur qui, pourtant, était épais de six pierres. Dans l’obscurité, elles jettent les  pierres dans l’eau et parviennent à reboucher le trou à l’extérieur avec de la terre cuite, à l’intérieur avec de la chaux peinte. Finalement la récompense est là : Zuanne Cocco et son cousin Zorzi, qui lui sera l’amant de Zaccaria peuvent entrer dans le couvent.

Les deux hommes arrivent en barque. Nous ouvrons le trou. Usantd' une planche, ils réussissent à entrer et restent avec nous deux ou trois heures. Nous avons avec eux des rapports sexuels.

Il faut souligner le caractère hautement sacrilège de cette rencontre, parce qu’elle s’était déroulée en période de Carême, période d’abstinence pour l’église catholique.

Avec des paroles crues, obscènes Laura raconte comment, après Pâques, Zuanne réussit une nouvelle fois, seul à pénétrer dans le couvent.

Le dit Cocco entre à nouveau par le même trou et il parvient à se cacher dans la cellule pendant dix ou douze jours, sans quitter les lieux. Pendant que j’étais dans les parties communes du couvent, je m’assurais que toutes me voyaient bien  et sitôt qu’elles étaient endormies, je le rejoignais. Ce n’était pas ni pour goûter, ni pour dîner avec lui, sauf une fois, mais bien pour jouir d’une toute autre nourriture.

Et avec  une honnêteté déconcertante, Laura ajoute que chaque nuit elle eût avec lui des rapports.

Elle cherche malgré sa franchise à cacher l'identité de ses complices. C'est seulement sous la menace de la torture qu'elle révèle le nom de son véritable nom de son amant: C'était Andrea Foscarini et je vous demande pardon d'avoir caché son nom jusqu'à maintenant, mais je voulais préserver sa réputation. Elle doit en même temps révéler la participation d'une servante nommée Antonia et de son mari Zulian, charpentier à l'Arsenal qui avaient servi d'intermédiaires dans cette affaire. Les conséquences de ses aveux furent sérieuses. Les amants Andrea Foscarini et Alvise Zorzi furent bannis de Venise et sa région pour vingt ans. Ils furent prévenus que s'ils ne respectaient pas l'exil imposé, ce serait pour eux la peine de mort. Zulian et Antonia furent aussi sévèrement punis pour leur participation. Zulian avait aidé Foscarini à rejoindre le couvent en barque durant la nuit et fut pour cela condamné à huit ans de galère. Estimé physiquement trop faible, sa peine fut commuée en huit ans de prison et on lui trancha la main droite. Antonia fut fouettée publiquement sur une barque de Saint-Marc au Rialto. On la prévint que si on la retrouvait dans un couvent, on lui trancherait le nez et les oreilles. Quant à Laura et Zaccaria, on ne sait pas exactement ce que fut pour elles la sentence. Des documents retrouvés au Vatican semblent prouver que le patriarche de Venise intervint et demanda à Rome l'autorisation de ne pas les punir.

Comme toutes les religieuses des couvents, Laura et Zaccaria échappaient aux lois des autorités séculières, leur destin était uniquement entre les mains du patriarche et des abbesses. En réalité, étant déjà privées de liberté à l'intérieur des couvents, ne possédant rien, il était difficile de trouver contre elles des punitions. Pour Laura et Zaccaria, rester entre les murs de San Zaccaria constituait probablement déjà une sentence.

Les événements de San Zaccaria montre l'audace et la hardiesse de deux religieuses. Pour certains, un tel comportement s'explique facilement. Le célibat forcé ne peut entraîné que des transgressions sexuelles. Au quatorzième siècle, Boccace dans son célèbre Décaméron, tourne en dérision la naïveté de ces homme et ces femmes, qui sont assez stupides pour croire quand le blanc voile est placé sur la tête et le corps d'une fille, elle perd tout appétit et que la femme devient pierre. Et si par chance, elle entend une voix qui met en doute sa croyance, elle en est grandement troublée.

Le point de vue de Boccace sur le sujet était simple : la sexualité doit s'exprimer. Elle ne peut être étouffée par l'habit ni par le voile. La réprimer conduit seulement au scandale. Cette affirmation précède le conte de Masetto da Lamporecchio, qui prétendant être sourd et muet obtient un poste de jardinier dans un couvent. Les religieuses, pensant qu'il ne pourra pas répandre sur elles de rumeurs, se laissent aller aux pires orgies avec le nouveau jardinier et lui savoure en silence le succès de sa ruse.

Pietrro Aretino fait référence à ce conte dans son livre "Dialogues de la Nanna", dialogue entre Nanna et son amie prostituée Antonio.

C'est Antonia qui s'attaquent aux "mères folles" et aux "aînés males de la famille" qui pensent qu'en envoyant une fille au couvent, elle n'a pas l'appétit de celle qui se marie. Quelle triste réalité! Il faut réaliser que même les nonnes sont faites de chair et d'os et que rien ne peut stimuler plus leur désir que la privation. Personnellement, c'est quand il n'y a pas de vin dans la maison que je meurs de soif.

Boccace comme Aretino ne cessent dans leurs œuvres d'exposer l'hypocrisie qui règne dans les couvents. Ce n'est donc pas gratuitement qu'on trouve dans leurs écrits des "passages salés".

On a toujours voulu dans les couvents contenir les désirs sexuels des pensionnaires. Mais il est bien connu que les murs les plus hauts, les plus surs ne peuvent empêcher que parfois, la sexualité se libère. Le phénomène des vocations forcées ne fait qu'ajouter au problème. Si la chasteté n'a pas été un choix, il y a peu de chances que le vœu soit respecté.

Girolamo Priuli écrit à propos des nobles vénitiennes qui entrent au couvent que parce qu'elles veulent un homme, elles sont prêtes à tout.

Arcangela Tarabotti, elle, blâme les parents qui imposent à leurs filles d'entrer en religion.

Les historiens ont établi un lien direct entre les vocations forcées et l'apparition de transgressions sexuelles. Les religieuses désespérées par les restrictions qui sont imposées à leurs élans naturels cherchent toutes sortes d'échappatoire.

Il existe aussi des relations entre religieuses et femmes laïques. C'est le cas de Sœur Raphaela Balbi qui reçoit dans sa cellule du couvent de San Bernardo à Murano une jeune fille .

C'est aussi le cas de Felicità  et quelques unes  de ses sœurs amies du couvent à Sant'Andrea de Zirada qui invitent à leurs ébats amoureux une prostituée, Malipiera Malipiero, déjà repérée auparavant au couvent de Spirito Santo où elle distribuait de "nombreux baisers".

Les règles qui régissaient les rapports entre les nonnes et les femmes laïques étaient moins strictes que celles qui régissaient les relations avec les hommes et cela explique le développement des relations homosexuelles à l'intérieur des couvents.

 

Scandale au couvent de San Iseppo : SŒUR DEODATA

Une religieuse dont les désirs et les aspirations se distinguent nettement de celles de Laura Querini est Sœur Deodata qui fut l'objet d'une enquête ordonnée par le patriarche au couvent de San Iseppo en 1571. Elle attira l'attention des autorités en janvier, alors que des investigations étaient en cours sur les agissements du confesseur du couvent et de son frère Gasparo. Elle fut la première à accuser le confesseur d'une grande audace et de familiarité et attira l'attention sur les rapports qu'il avait avec la prieure Sœur Cipriania Morosini. Cela lui valut de gagner une grande impopularité dans le couvent et par suite quelques mois dans la prison du couvent. En août de la même année le patriarche Giovanni Trevisan  décida d'enquêter sur son cas. Par chance, il nous reste quelques écrits des magistrats.

 

Sœur Deodata était la fille de Piero da Lesina, capitaine d'un bateau appartenant au noble Hieronimo Mocenigo. Elle était  à San Iseppo depuis 1553. Ses ennemis la décrivent comme un "petit cerveau", bien que les magistrats l'aient jugée à travers ses écrits comme le religieuse la plus lettrée du couvent. De façon plus éclatante, elle se révèle comme curieuse de tout. La prieure reconnaît que rien ne se passe dans le couvent sans qu'elle ne soit au courant. Elle est toujours grincheuse. Elle a la langue pointue et son langage peut être grossier. Elle maudit ses parents, elle insulte son confesseur. Malgré ses côtés négatifs, son indépendance et sa ténacité, son agressivité envers son confesseur sont la marque d'un esprit libre. Son individualité refuse de se soumettre aux intérêts de la communauté.

Naturellement, la prieure et les autres nonnes qui apprécient les divertissements offerts par le frère de la prieure et ses compagnons, ne voient pas d'un bon œil les interventions de Deodata.

Le confesseur ne peut plus supporter les assauts verbaux de Deodata. Dans une dénonciation anonyme auprès des magistrats, Deodata s'attaque au confesseur dans le confessionnal lui même. Avec un superbe mépris pour la hiérarchie, elle dénonce ses relations avec la prieure et sa nièce et d'autres de ses méfaits.

C'était une des principales fêtes religieuses, fête pour laquelle les religieuses avaient l'habitude de se confesser. Sœur Deodata se rend au près du confesseur qui lui demande si elle s'est récemment mise en colère contre quelqu'un. "Oui", répondit-elle. "Et contre qui?" – "Contre vous, parce que vous vous enfermez dans le confessionnal avec la prieure et sa nièce pour souper …et faire avec elles des choses qu'aucun autre confesseur n'a jamais faites".

 

Les interrogatoires d'Anzolo Bressan, qui était employé par le couvent pour faire les achats révèlent les transactions compliquées de Deodata pour se faire livrer des tissus. Plusieurs fois, elle me donna de l'argent pour que j'achète des pièces de soie ainsi que des fils d'or et d'argent auprès d'une femme qu'elle appelait "la Catalane".  Elle détournait aussi nourriture et vêtements destinés à la communauté pour ses besoins personnel. Interrogée, Sœur Gratiosa dit tous les efforts que Deodata faisait pour que son linge soit séparé d celui des autres sœurs lors du blanchissage.

Deodata poursuit de manière quasi obsessive les tâches qu'elle entreprend. Même malade et enfermée à l'infirmerie, elle continue ses travaux de couture. Le mécontentement des autres sœurs s'exprime ainsi par la voix de l'une d'elles : Depuis que je suis entrée au couvent, il y a douze ans, je ne l'ai jamais entendue dire une bonne parole… Quand je travaillais à l'infirmerie où elle était, elle n'était jamais contente, maudissant toujours qui s'occupait d'elle. Toute la nuit, elle laissait la lumière allumée pour pouvoir coudre ; en plein mois d'août, elle voulait qu'on réchauffe son lit ; elle était méchante envers toutes.

Le comportement de Deodata traduit l'aspect instable de sa personnalité. Elle n'était pas heureuse à San Iseppo. Une fois au moins, elle essaya de s'échapper. Elle maudissait ses parents de lui avoir fait prendre le voile. Le manque de vraie vocation avait aigri le caractère de Deodata. On rapporte de fréquentes périodes de maladie, sans pourtant qu'on précise les symptômes dont elle souffrait. On sait  qu'elle refusa un certain temps de prendre toute nourriture, jusqu'à ce le médecin du couvent ne l'y contraigne. Ses souffrances étaient avant tout d'origine psychologique. A Sœur Augustina de Rafinis qui demandait un jour, pourquoi

Deodata avait été surnommée "poveretta", on répondit : parce qu'elle est toujours malade et parce qu'elle a une petite cervelle.

Certaines sœurs avaient pitié d'elle. D'autres la blâmaient. Pour toutes, il est clair qu'elle violait les lois du couvent.

Les mois qu'elle passa dans la prison du couvent ont été longuement décrit. : Quand elle entendait le verrou de la porte, elle se mettait à pleurer.

Malgré l'empressement ave lequel les autres sœurs aiment à attaquer Deodata, jamais il n'est fait allusion à des relations  avec des prêtres ou des frères.

La prieure rapporte qu'elle entretenait avec Frère Bastian de tendres relations ; elle l'appelait mon bon, mon âme, ma vie… et autres mots du genre, mais Deodata le nia. On dit aussi qu'elle restait de longues heures debout sur le balcon de manière à voir les frères sonner les cloches dans les campaniles. Une sœur converse, Veronica relate une étrange histoire : Voilà un épisode que je trouve particulièrement scandaleux…parce que je dois employer des mots honteux…Elle prit grand plaisir à être spectatrice d'une régate entre femmes, qui étaient aussi dénudées que l'exigent le sport auquel elles s'adonnaient. Je n'ose imaginer les désirs qui la traversaient.

Sœur Catarina raconte une autre anecdote : Un jour, en présence de Don Bastian, Don Illuminato me demanda si je savais comment on faisait les bébés. Je répondis que je n'en avais aucune idée. Et Don Bastian dit alors qu'il aimerait bien me l'expliquer.

Don Illuminato et Don Bastian formaient une jolie paire de prêtres bizarres. On sait d'ailleurs que plus tard, ils quittèrent la vie ecclésiastique. Tandis qu'ils faisaient des allusions suggestives devant les sœurs, Deodata ne montrait aucune pudeur. Elle leur préparait des gâteaux, s'occupait de leur vêtements. Isolée et persécutée par les autres sœurs, délaissée par sa famille, elle se singularisait en leur faisant des présents. C'est ainsi qu'elle donnait un but à sa vie.

Sœur Maria Celestia Pisani ajoute qu'elle vécut ainsi pendant quatorze ans, faisant des petit travaux pour elle même et pour ses amours , laissant croire qu'elle travaillait pour quelque membre de sa famille.

La conduite de Deodata était obsessive, intense, dévastatrice mais rarement physique. Néanmoins, on a jugé à l'époque son comportement comme chargé d'un fort érotisme.
Si nous voulons comprendre la vie et l'amour à l'époque de la Renaissance, il faut apprendre à décoder les signes d'amour. Et l'échange de présents est indubitablement un de ces signes.

Les femmes cloîtrées assouvissaient leurs désirs de diverses manières. Laura et Deodora nous offrent deux réponses différentes aux problèmes posés par leur enfermement.