UN BORDEL SEMI-PUBLIC : LE CASTELLETTO.

Vers la fin du 13ème siècle, tandis que presque partout en Italie les organisations communales étaient sur le point d'être bouleversées par l'installation des Seigneuries, un groupe important de gouvernants vénitiens prenait la décision de donner le plein contrôle de l'Etat à un ensemble de familles, qui sur le plan économique et politique, étaient les plus remarquables de la cité.
Avec une sorte de révolution rampante, entre 1297 et 1323, la nature constitutionnelle de l'Etat est changé. A la fin de cette mutation, seulement un petit nombre de familles, à vrai dire assez nombreuses, avaient droit au pouvoir, dans la mesure où seuls les descendants mâles avaient le droit de faire partie à vie du Conseil Majeur. Ainsi se constitua un corps souverain héréditaire et le pouvoir politique devint prérogative exclusive de ce corps de patriciens vénitiens.
Les formes extérieures de la constitution n'avaient pas changé mais la substance en était changée. Un nouveau gouvernement aristocratique était né qui durera jusqu'en 1797, c'est-à-dire jusqu'à la fin de la République.
En 1310, pour garantir la sécurité fut créé le Conseil des Dix, destiné à devenir un très important organisme du pouvoir, à côté d'autres qui formaient la très complexe architecture institutionnelle vénitienne.
Le centre urbain de Venise continuait à se développer avec impétuosité, toujours plus riche, plus peuplé, plus complexe, plus violent .Le contrôle de l'ordre public demanda d'autres instruments. A côté des Seigneurs de la Nuit et des Cinq de la Paix (cet organisme lui-même s'occupait de l'ordre public), furent créés en 1320 les Chefs de Quartier. Il s'agissait de six patriciens d'un certain âge élus par le Conseil Majeur.
Ils avaient la surveillance d'un quartier, avec un certain pouvoir d'ouvrir des enquêtes et de prononcer des peines.. Ils avaient leur siège central au Rialto et, bien vite, par ordre du Conseil des Dix, ils durent s'occuper aussi de la prostitution. En particulier, en 1 340, ils furent chargés de veiller à ce que dans aucune auberge ne soient hébergées des prostituées ou autres " femmes de péché " et même que l'on ne leur serve ni boisson ni nourriture. Quelques mois plus tard, toujours sur ordre du Conseil des Dix, ils reçurent le pouvoir d'entreprendre des actions répressives contre les " femmes malhonnêtes " et les entremetteurs. Le même pouvoir, encore plus étendu était aussi donné aux Seigneurs de la Nuit.
Les aubergistes, les taverniers (désormais nombreux au Rialto) étaient priés de refuser l'accès aux prostituées, même par la magistrature qui supervisait les activités artisanales et le petit commerce qui déjà, à partir de 1316 était habilitée à condamner à des peines pécuniaires les aubergistes qui avaient oser " accueillir de nuit quelque putain ". Les amendes pleuvaient mais le plus souvent réduites ou effacées par voie de grâce. Dans les archives d'Etat, au registre des caissiers, on trouve trace de tels arrangements : par exemple en 1346 et 1359, réductions d'amendes pour les auberges de la Courge et de la Serpa (siège du cocher).
Au début du 14ème siècle 7 des 16 auberges existantes à Venise se trouvaient au Rialto. Une était la propriété de l'Etat, deux celle de moines, trois de particuliers bien en vue. Rapidement le nombre des auberges, tavernes de la zone augmenta, à l'enseigne de l'Epée,des Bœufs, du Cerf, de l'Esturgeon, de l'Etoile, du Singe, de l'Ange…. La plupart étaient situées dans le paroisse de San Matteo et ne jouissaient pas de bonne renommée parce que fréquentées par des joueurs, des gens turbulents, escrocs, fanfarons, putains et maquereaux.
Habituellement, l'auberge se composait d'un rez de chaussée, avec le comptoir, la cuisine, la salle à manger et d'un étage avec plusieurs chambres louées à la journée ou à l'heure et au dé but, d'une écurie pour les chevaux. La salle à manger pouvait éventuellement servir de salle de bal, comme en attestent les registres. Beaucoup plus recommandables étaient les auberges situées dans l'autre paroisse, celle de San Giovanni avec la fameuse auberge à l'enseigne de l'Esturgeon..
Inévitablement, auberges, tavernes, mais aussi autres boutiques comme les " furatole ", où l'on vendait des plats chauds à bas prix mais pas de vin et les " bastioni " où l'on vendait du mauvais vin, parfois en échange d'objets mis en gage, l'horrible " vin de gage ", devinrent des lieux où les prostituées faisaient leur commerce. Les aubergistes et les officiers d'Etat chargés de la surveillance étaient enclins à fermer les yeux parce que la vente des vins et d'autres produits était source de revenu fiscal par le biais des taxes et contribuait de manière significative à remplir les caisses de l'Etat.
Evidemment la prostitution devenait une réalité toujours plus forte. De fait il fallut en venir à " composer " avec les prostituées qui exerçait un métier certes répréhensible mais indissociable du développement économique du Rialto.
C'est ainsi qu'à la moitié du 14ème siècle on alla vers une officialisation du phénomène, accompagné d'un effort de réglementation plus radical de la part de l'état par l'intermédiaire de ce qui allait devenir un grand bordel à gestion semi-publique.
L'église elle-même était favorable à ce type d'opération. Saint Thomas d'Aquin avait écrit : " La prostituée doit aujourd'hui être tolérée dans la cité pour éviter des maux pires encore comme la sodomie, l'adultère ou autres méfaits semblables . C'est pourquoi c'est une décision juste du législateur d'autoriser les transgressions mineures pour en éviter de plus graves. Dans les régimes humains, ceux qui gouvernent tolèrent justement quelques maux afin que le pire ne se produise pas ".
De telles opinions étaient devenues très courantes en théologie et commençaient à être acceptées par les autorités administratives. Naturellement les prostituées et leurs clients restaient coupables du délit de fornication. Par contre les aumônes que les prostituées pouvaient faire avec leur argent étaient acceptées sans scrupules. Indépendamment de la théologie, il doit être rappelé que dans les époques passées, y comprises le Moyen Age, dans l'occident chrétien, à Venise aussi, les coutumes des prêtres et frères n'étaient pas rigoureusement fermées aux pratiques sexuelles. Un tel état de choses, même si reprouvé, n'est sans doute pas étranger à une tolérance plus grande vis à vis des " femmes de péché ".
Le premier bordel public - signal de cette nouvelle tolérance dont on vient de parler -
Fonctionna du milieu du 14ème siècle jusqu'aux années 1460.
En 1358, les Chefs de Quartier furent chargés de trouver un ensemble de maisons au Rialto pour y concentrer les prostituées de Venise.
Deux ans plus tard, en 1360, le lieu fut trouvé : quelques maisons des nobles Venier et Morosini dans la paroisse de San Matteo et les bases de ce qui deviendra la citadelle de la prostitution publique furent posées. On désigna six gardiens aux ordres des Chefs de Quartier avec pour tâche de réprimer les tapages et les querelles et on leur accorda le droit d'être armés. On désigna des " patrone " ou " matrone " ayant fonction de régulateurs et administrateurs des trafics érotiques. Les " matrone " publiques devaient rendre compte aux Chefs de Quartier et chaque mois, se présenter à eux avec la caisse des gains de leurs filles sur lesquels on prélevait le loyer du logement, la paie des gardiens et éventuellement le remboursement à des créditeurs. En parallèle, le mouvement des prostituées se limitaient à quelques rues autour de San Matteo.
L'attitude précédente envers les prostituées avait donc changé. Il était reconnu que la prostitution était nécessaire. Il était reconnu aussi qu'il était préférable de leur accorder un lieu pour habiter et exercer leur métier.
Rappelons que les bordels publics existaient à l'époque classique et qu'au Moyen Age, ils se répandaient dans beaucoup de cotés italiennes et européennes.

Quelques années après son institution, le bordel public du Rialto est désigné dans les documents législatifs sous le nom de " Castelletto ". On n'a pas de certitude sur le choix de ce terme, dénomination qu'on retrouve ailleurs : Château vert à Avignon, Château Gaillard à Tarascon. En France, à la même époque, les bordels se dénommaient Maison Lupanarde, Bon Hostel, Maison de la Ville, Maison Commune, Maison des Fillettes.
Peut-être utilisa-t-on le nom de Castelletto parce que le bordel constituait un groupe de maisons bien délimité et en quelque sorte, défendu par des gardiens. Ou peut-être parce que l'imagination populaire l'avait rapproché des " Châteaux d'Amour ", ou Cours d'Amour qui avaient été une sorte de fête des coutumes courtoises (dames enfermées dans des châteaux symboliques qui étaient délivrées par d'amoureux chevaliers) .
Un des objectifs qu'on s'était fixé à la création du Castelletto était d'y concentrer e plus possible les prostituées qui travaillaient autour du Rialto. Mais ensuite, On chercha à y faire venir celles qui logeaient dans d'autres quartiers de Venise. En 1421, le Sénat lui-même c'est-à-dire l'organe le plus important s'occupa d'y faire transférer les prostituées de Ca'Rampani, de San Samuele et de Corte Elia.
Dans le même temps, on s'efforçait de réglementer la vie des prostituées à l'intérieur du Castelletto. Par une loi de 1423, on leur imposa de rester la nuit à l'intérieur du Castelletto (dans les maisons chaque prostituée devait avoir une pièce au rez de chaussée ou dans les étages supérieurs). Le jour, elles pouvaient se déplacer seulement l'intérieur de la paroisse de San Matteo , limitée par le ruga del Campo, le campo delle Beccarie, la calle dell'Olio et la calle qui conduisait à San Cassiano.
La concentration et le contrôle sont à l'origine de règles qui, objectivement apportèrent petit à petit protection aux dames du Castelletto Par exemple, règle contre les " amants-maquereaux " des prostituées, qui dans certains cas les exploitaient de cette façon : d'abord ils rachetaient à la " matrone " auprès de laquelle elles travaillaient et auprès de laquelle généralement elles avaient des dettes ; ensuite ils les logeaient au Castelletto et avec l'excuse de se faire rembourser ce qu'avait coûté leur rachat, ils se faisaient remettre la plus grande partie de leur gains les obligeant à cela avec violence et avec menaces de les trainer devant les tribunaux comme débitrices insolvables.
Un décret de1423 chercha à mettre à l'abri de tels abus les prostituées, établissant que toute prostituée entrant au Castelletto le faisait librement et ne pourrait pas être tenue à rembourser quiconque aurait payé pour la racheter, sauf dans la mesure où la somme aurait été réellement payée , avec remboursements échelonnés établis par les Chefs de Quartier en rapport avec leurs gains.
On doit mentionner que au moins par deux fois, le Conseil Majeur, au milieu du 14ème siècle, intervint pour défendre les prostituées au nom de la liberté garantie à tous à Venise, les exemptant de payer toute somme qui les aurait contraint à continuer contre leur volonté le métier de prostituée.
Le climat du quartier de la prostitution était cependant assimilé à un climat de violence.
Un exemple : Sandro Lombardo, sbire au Rialto, avait l'habitude de rencontrer Angela da Zara qui travaillait au Castelletto chez les matrone Lucia Nigra et Anna da Verona. Un beau, celui-ci étant ivre, les deux matrones lui refusèrent Angela. Alors, après une violente dispute, il mit le feu à plusieurs lits. Le 3 avril 1392 il fut condamné à un an de prison, à l'interdiction perpétuelle d'officier public et banni définitivement du Castelletto.
La trame des intérêts qui s'alimentaient de la prostitution s'élargissait.
Un autre petit épisode mérite notre attention.
Nous sommes en 1398. Le noble Giacomo Davanzago, ex Chef de Quartier est appelé par deux prostituées, ses amies, pour qu'il les aide à résister à l'expulsion prononcée contre elles, expulsion de leur maison louée à Federico Michiel, cour de la Pasina, prononcée par les Seigneurs de la Nuit. Davanzago arriva sur les lieux et se mit à se battre à l'épée contre Michiel et ses amis accourus. Il lui arracha des mains les clés et remit les deux prostituées en possession de leur habitation. Condamné, il dut payer une amende de 100 lires.
Désormais il convenait de donner une organisation plus ferme, plus stricte au Castelletto.