BYRON, VENISE ET MARINA

 

Le 11 novembre 1816, George Gordon Byron, âgé de vingt ans et déjà célèbre débarque à Venise. Une légende entoure déjà l’homme et le poète. Sa vie et son œuvre s’entremêlent, donnant naissance à l’un des plus grands mythes du romantisme. C’était un dandy. Il était en théorie et en pratique le prêtre de la transgression sexuelle. C’était un prophète et un démon. Il se mangeait les ongles, modeste vice accessoire cultivé depuis l’enfance. Avec une mélancolie innée et un sentiment de prédestination, il alimentait lui-même son propre mythe.

" Je ne réussis jamais à faire comprendre aux gens que la poésie est le résultat d’un état d’excitation passionnelle, et qu’il n’existe pas une vie entière de passion ,comme il ne pourrait exister un tremblement de terre perpétuel ".

Byron avait abandonné pour toujours l’Angleterre où il s’était attiré les blâmes de beaucoup, pour différentes raisons, la principale étant sa relation avec sa demi-sœur Augusta, fille du premier lit du père du poète, relation entamée avant le mariage de celle-ci avec le colonel Leigh, et ayant ensuite donnée naissance à une fille (Augusta nia toujours, même sur la Bible). A peine marié depuis un an, Byron se sépare de sa femme et part pour l’Italie, pour Venise, la cité des contradictions : grandeur et décadence, tyrannie et liberté, beauté et ruine. Il écrit à un de ses amis : " Je n’ai pas pris, comme tu le dis, l’Adriatique pour épouse, mais si l’Adriatique voulait se donner à moi comme épouse, je serai bien heureux de l’épouser elle, plutôt que cette femme ".

Le premier de ses ennuis, en arrivant, est celui de trouver un appartement correct. Il loue un petit palais proche de San Moise à un marchand d’étoffes, un certain Segati. Le second est celui de se trouver une amante. Il la trouve rapidement et toute proche : c’est Marianna, l’avenante, la jeune et l’accessible épouse de Segati. Vingt deux ans, des grands yeux noirs, les traits réguliers et droits : elle lui semblait une antilope. " Je suis tombé amoureux dès la première semaine de madame Segati et j’ai continué parce qu’elle est très belle, amusante ; elle parle le vénitien, ce qui m’amuse beaucoup ; parce qu’elle est ingénue ; parce que je peux la voir et faire l’amour avec elle à toute heure, ce qui convient à mon tempérament ".

A sa demi-sœur Augusta, il donne ses premières impressions vénitiennes : " Une des plus attractives est la place Saint Marc et puis il y a les conversations, les bêtises les plus diverses et beaucoup d’histoires scandaleuses. Pour être sincère, tant qu’une dame a un seul amant, il n’y a rien de scandaleux, la chose est parfaitement régulière. Quelques unes en ont deux, trois, quatre, jusqu’à vingt et au delà de ce nombre, on ne compte plus ".

On imagine comment est accueilli dans les salons le très célèbre poète, l’homme du monde ensorcelant, le lord anglais riche et extravagant. La première à en obtenir la présence et l’assiduité est Isabella Albrizzi, avec la quelle il avait eu l’occasion d’aller dîner puis d’aller à la Fenice, " le plus beau théâtre que j’ai jamais vu " le 26 décembre, premier jour du carnaval.

Cependant la comtesse Albrizzi ne conserva pas longtemps ses faveurs car elle avait fait représenté le poète sur un de ses médaillons intitulés " portraits ". Byron informé par un ami commun, le comte Rizzo en fut contrarié. Il envoya une lettre au jeune fils de la comtesse : " Je n’ai jamais vu ce profil de mon caractère et je crois que, comme j’en ai informé votre mère, je ne la verra jamais plus "

Ce qui lui déplaisait était de ne pas avoir été prévenu, et de se trouver mêler à des personnes qu’il ne connaissait pas, ou pire, qu’il n’estimait pas. Il lui déplaisait aussi de savoir que dans ce portrait, on insistait sur sa malformation congénitale des pieds qui l’obligeait à porter des chaussures spéciales, ne pouvant dissimuler toutefois une boiterie. " Je vous serai très obligé de demander à votre mère la comtesse de bien vouloir jeter aux flammes ce portrait ".

Il ne fut pas brûlé et Lord Byron fut accueilli avec son style brillant dans le salon de la comtesse Querini Benzon, où l’on trouvait plus de gaieté , plus de malice et la promesse de relations plus savoureuses, même si fréquenté par des personnes de petite classe. " L’éducation des femmes y est excellente, leur dialecte et leurs façons me plaisent beaucoup. Leur ingénuité m’attire et le romantisme de cette ville exerce sur moi un charme puissant. En somme, le bon sang ne se trouve plus aujourd’hui chez les dames de l’aristocratie, mais sous les mouchoirs des femmes du peuple ".

Il admirait ces femmes robustes. Il les appelait ses " amours populaires ".

Shelley, que Byron avait rencontré à Venise écrivait à un de leurs amis communs, Thoma Peacock : " les femmes italiennes sont sans doute celles qui sont les plus méprisables au monde, les plus ignorantes, les plus bigotes, les plus sales. Des comtesses, il émane une telle odeur d’ail qu’aucun anglais ne se risquerait à les approcher. Eh, bien, cela n’empêche pas Byron d’avoir des rapports familiers avec l’espèce la plus basse de ces femmes, femmes que ses gondoliers ramassent dans les rues. Il est à parier que pères et mères traient avec lui du prix de leurs filles, chose fréquente en Italie. Il est bien triste de voir un gentilhomme anglais encourager un vice aussi pervers ".

Cette tendance au grossier, à l’ordinaire se manifesta un jour, évidemment sous forme d’une femme. Il avait loué pour l’été la villa Foscarini à Mira, y avait amené près de lui la belle Segati (le mari laissait faire). Parcourant à cheval les bords de la Brenta avec un groupe de paysans, il avait remarqué deux filles splendides. Sans hésiter un instant, Byron demande à la plus exubérante : " comment t‘appelles tu ? " - " Margherita ". Byron laissa alors tomber du haut de son cheval la proposition d’un rendez-vous. Nullement intimidée, elle répondit : " Bien sur que je suis prête à faire l’amour, puisque je suis mariée et que toutes les femmes mariées le font, mais je vous avertis que mon mari (en italien : fornaio), qui est boulanger, est jaloux et féroce comme un turc ". Byron la surnomma la Fornarina, lui donna une belle somme et en devint amoureux. Il allait la trouver la nuit, tandis que la mari travaillait. Les commères du pays allèrent raconter à Marianna Segati qu’elles entendaient hennir le cheval de Byron près de la maison de Margherita. Furieuse, celle-ci affronta sa rivale en l’insultant. Quand elle affronta la question avec Lord Byron, Marianna comprit qu’elle avait perdu la partie.

Byron avait déménagé dans l’un des deux palais Mocenigo sur le Grand Canal, juste en face du traghetto de San Toma et non loin du palais Benzon.

Au palais Mocenigo, son extravagante passion pour les animaux réunit deux bouledogues, quelques singes, des oiseaux aux plumages de toutes les couleurs, un renard et un loup en cage. Il avait quatorze domestiques. Un soir, il trouva la Fornarina sur les marches du palais, décidée à ne plus retourner à Mira. Il la fit s’installer en princesse dans le palais dont elle devint la véritable patronne. Il lui apprit à lire pour pouvoir intercepter les billets qui lui était adresser. Elle tenait d’une main ferme les commandes de la maison. Tous les domestiques la craignaient, y compris le gondolier aux allures de géant. Elle était amoureuse et jalouse et quand Byron rentrait au palais, ses yeux s’animaient d’une joie féroce. Lui en était inquiet. Il confiait ses inquiétudes et ses plaisirs à Marina Querini à qui il était lié par une franche amitié. Elle savait intervenir pour recoller les morceaux des colères qui pouvaient éclater au palais Mocenigo.

A John Murray, son éditeur et ami, qui voulait connaître l’histoire de la Fornarina, Byron écrivit une longue lettre : "Elle est grande, obscure, typiquement vénitienne, de splendides yeux noirs ; à vingt deux ans, n’ayant jamais eu d’enfant, elle n’a subi aucun outrage du temps…Un soir de Carnaval, à un grand bal public, il lui arriva d’arracher du visage le masque de madame Contarini, une noble dame à la conduite irréprochable, qui avait eu pour seul tort de s’appuyer sur mon bras. Vous imaginez le tumulte qui s’en suivit…Si parfois elle m’énervait, elle finissait toujours par me faire rire par quelque pitrerie ou autre moyen de persuasion qu’elle utilisait d’instinct avec toute l’habileté du sexe féminin. La signora Benzon l’a pris elle aussi sous son aile protectrice…Elle passait continuellement d’un extrême à l’autre, de crises de rire à des crises de larmes. Quand elle était en colère, elle avait le tempérament de Médée et la force d’une amazone. C’était un animal magnifique, indomptable ".

Byron et Marina Segati

Fornarina

Teresa Guiccioli

 

Mais le règne de la Fornarina commençait à décliner. Sa tyrannie, sa jalousie finirent pousser Byron à la convaincre de rentrer à Mira. Elle réagit par des menaces de coups de couteau.

Quand finalement , elle parut persuadée, elle s’embarqua sur la gondole que Byron avait faite préparer mais peu après son départ, se jeta dans le canal. Sans doute pas avec l’intention de se tuer. Mais cette femme avait vraiment le diable au corps.

C’était une créature d’exception. Personne ne pouvait réussir à l’humilier. Un jour, Byron excédé par une de ses habituelles brimades la traita de " vache ". –" Votre vache, son excellence " lui répondit-elle.

Enfin elle retourna retrouver son boulanger.

Byron continua à fréquenter la conversation de Marina pendant tout son séjour à Venise. Il finit, comme Lamberti et les autres, par l’appeler Nina. " Et moi, milord, comment vous appellerai-je : Zorzi ? " lui dit-elle affectueuse et souriante. " Comme votre voix chante, comtesse ", répondit Byron, " le diable n’a pas dans son carquois une seule flèche qui blesse le cœur comme votre douce voix ".

Byron confirma que l’eau représentait un des motifs les plus importants de résider à Venise. Un de ses plaisirs était celui de faire de longues nages nocturnes, en utilisant un seul bras, parce que de l’autre, il devait tenir une lanterne pour signaler sa présence aux gondoles, qui autrement l’auraient heurté. Le discours tourna ensuite sur la traversée des Dardanelles effectuée par le poète quelque temps auparavant. Mengaldo s’exclama " Si vous avez traversé les Dardanelles, rejoindre Venise du Lido n’est pour vous certainement pas une entreprise surhumaine ". Le défi était lancé. Il ajouta : " Du Lido à Saint-Marc et tout le Grand Canal ".

Le trajet fixé, il ne restait plus qu’à choisir la date. Aux deux compétiteurs se joignirent le consul Hoppner et son secrétaire Alexander Scott. Ils partirent à 16 heures, le 18 juin 1818 de Santa Maria Margherita au Lido, suivis par une escorte de gondoles. A l’entrée du Grand Canal, Hoppner avait déjà abandonné depuis un quart d’heure. Mengaldo renonça et sortit de l’eau au Rialto. Scott s’avoua vaincu quelques centaines de mètres plus loin à San Felice. Byron arriva jusqu’à Santa Chiara. Fabuleux défi (plus de quatre heures de nage) qui resserra les liens entre les quatre participants.

Malgré son âge, Nina, Marina, la comtesse Benzon, la Benzona, la Querini était encore une des dames les plus effervescentes de Venise. L’esprit ne faiblissait pas, mais la toilette devenait de plus en plus laborieuse (pâte pour les cheveux, crème pour le visage, pour atténuer les rides…)

Venise, 6 avril 1819, Byron annonce par courrier à son ami Hobhouse qui vient finalement de tomber gravement amoureux : " Je suis tombé amoureux d’un petite comtesse de Ravenne. Elle a dix neuf ans et mariée à un comte de soixante ans. Je l’ai vue la première fois chez les Albrizzi, puis revue chez les Benzon…Elle veut que j’aille à Ravenne " Et de fait ce fut le grand amour pour lequel il renia Venise. Il suivit à Ravenne Teresa Guiccioli, fille à la poitrine généreuse, aux cheveux tizianesques. " Elle vient de sortir du couvent. Elle est charmante, mais elle manque de tact. Elle répond à haute voix quand on lui susurre à l’oreille. Ce soir, elle a scandalisé au palais Benzon en m’appelant tout haut " mon Byron ". Il ne me plairait pas d’être tenu en laisse mais je suis amoureux et je suis fatigué de ces amours occasionnelles. L’occasion se présente de m’installer pour la vie ".

Ce fut le vrai grand amour de Byron. Une fille en or. " Je suis resté fidèle à ma relation avec la comtesse Guiccioli ", écrira-t-il de Ravenne, quelques mois plus tard, " et je peux t’assurer qu’il ne m’en a pas coûté un seul centime, même si, étant données les conditions de sa famille, il n’y a pas grand mérite à cela. Une seule fois, je lui ai fait cadeau d’une broche de diamants, et elle me l’a renvoyée avec une mèche de ses cheveux (ou mieux : d’autres poils dont je ne spécifierai pas la nature – il s’agit d’une coutume typiquement italienne) et note bien que depuis six mois, je n’ai pas vu une seule putain, me limitant à mes stricts devoirs d’adultère ".

Il partit pour Ravenne, sur un carrosse qu’il avait fait aménager sur le modèle de celui de Napoléon, avec un lit confortable, une bibliothèque modeste mais suffisante pour le voyage, un coffre-fort pour l’argenterie. A peu de distance, suivait un autre carrosse pour les serviteurs, les singes, les chiens, les pies…

De Ravenne, il écrit à son ami Alexander Scott à Venise, le 24 juillet 1819 : " …toute mon affection à la Benzon, tous mes vœux et mes remerciements à toutes mes connaissances, y compris l’Albrizzi. Quant à l’admiration des vénitiens pour moi, tu veux sans doute plaisanter ; je n’ai jamais chercher à la conquérir, même si je n’ai jamais fait de mal à personne. Ne te préoccupe pas de tenir secrètes mes intentions d’éloigner pour toujours ".