VERONICA FRANCO

 

 

"Si douce et agréable, je deviens

Quand je me trouve au lit avec une personne

Dont je me sens aimée et appréciée

Que mon plaisir envahit chacun de mes bien-aimés.

Alors le nœud d'amour qui paraît me lier

Si fort à l'autre devient plus fort encore"

 

Ainsi parlait d'elle même Veronica Franco.

 

 

Veronica Franco fut la plus célèbre des courtisanes vénitiennes. Elle naquit à Venise en 1546, dans une famille aisée. Très jeune, elle épousa un médecin, Paolo Panizza, sans amour, comme cela arrivait couramment.

" Mari et femme, deux étranges et odieuses paroles par lesquelles les lois stupides transforment les doux noms d’amant et amante, dérivés du mot amour ", dira Sperone Speroni, homme de lettres ami de Veronica.

A l'âge de 18 ans, elle abandonne la vie conjugale. Seule, elle comprend vite que, si elle veut un espace de liberté, d’autonomie, elle doit user du pouvoir que lui donne la beauté de son corps et surtout son intelligence.

Elle se lance dans la carrière de courtisane Sa mère, elle aussi courtisane, l'initie au métier et devient son entremetteuse. Comme le note Benedetto Croce, elle ne ressent aucun besoin de cacher sa profession : "Dans ses vers, ses lettres on s’aperçoit qu’elle prenait en main sa vie, jouant de l’attraction de sa personne et des convoitises de ceux qui lui tournaient autour".

 

 

Les courtisanes, comme du reste les prostituées de bon niveau, ne se donnaient pas à n’importe qui uniquement pour de l’argent. D’une certaine manière, ce sont elles qui choisissaient les hommes qui seraient admis dans le cercle de leurs amants, pour un temps plus ou moins long, des hommes qui pourraient leur assurer un haut niveau de vie. Souvent elles tombaient sous le charme de l’un et en devenait amoureuse.

"Si le ciel vous a donné cette beauté à cette fin – observe encore Croce – pourquoi la laisser inopérante ? Pourquoi ne pas en cueillir les fruits abondants pour vous, et pour l'autre sexe et pourquoi ensuite pour une telle raison être estimée indigne et incapable d'observer les devoirs et de pratiquer les vertus morales, se montrer sage, prudente, aimant les nobles actions, bonne citoyenne dans sa patrie, cultiver les sciences, les arts et la poésie ? Pourquoi avoir honte face à ceux qui se considèrent comme des gens bien, uniquement parce qu'ils sont nés dans les conditions où ils sont nés et qu'ils n'ont pas été dotés par la nature de capacité d'attraction ? La religion blâme et condamne leur genre de vie ? Eh bien! oui, elles sont en péché, mais elles croient en Dieu, ont confiance en lui, tournent vers lui leurs prières et, l'heure venue, elles lui offriront leurs larmes de repentir et imploreront son pardon, que lui, Dieu, qui est miséricorde, ne leur refusera pas."

 

"La beauté féminine est donnée par le ciel

Pour que sur terre, soit heureux

Tout homme qui en goûte la douceur" (Veronica Franco)

 

Giuseppe Tassini, dans son livre "Veronica Franco, célèbre poétesse et courtisane du XVIème siècle" (Venise, 1888) parle ainsi d'elle : "Son inexorable destin l'entraîna bien vite à un libertinage croissant, qui la porta à apparaître dans le catalogue des courtisanes de notre cité, avec l'indication de son tarif, le nom de sa mère comme entremetteuse et le lieu où alors elle exerçait, dans la zone de S. Maria Formosa."

En effet, dans le "Catalogue de toutes les principales et plus honorées courtisanes de Venise", on indique à côté de son nom la somme de deux écus. Sur cette question, Graf s'est interrogé, nourrissant de sérieux doutes. Il apparaît bien étrange qu'une femme d'une telle beauté, sensible, renommée, se donne pour si peu.

 

 

 

 

Il s'agit peut-être d'une erreur de transcription. A moins qu'avec une telle indication, on ait voulu l'offenser. Enfin, il est possible aussi que Veronica, dans l'exercice de son métier de femme publique n'ait pas été aussi avide d'argent que la plupart de ses égales.

 

Alliant les attraits de l'esprit et du corps, aux talents littéraires et poétiques, Veronica était principalement recherchée par les hommes de lettres et les poètes.

Veronica eut certainement de l’amour pour : Lodovico Ramberti d’ancienne et illustre famille, le patricien Andrea Tron, le grand Tintoret et beaucoup d’artistes célèbres, hommes de culture qu’elle rencontrait dans les cercles, ou pour lesquels elle transformait sa maison en lieu d’échange pour les lettres et les compositions poétiques.

Parmi ses nombreux amants, dont elle eut six enfants, il semble que le patricien et poète Marco Veniero lui ait été plus cher que les autres. Il semble aussi que Domenico Veniero, parent de Marco et poète de plus grande renommée, que la goutte clouait sur un siège, lui porta une affection toute paternelle et l'aida à composer ses vers.

 

Le moment le plus lumineux de sa vie de courtisane fut sa rencontre, l'été 1574, avec Henri de Valois, qui, revenant de Pologne et se rendant Paris pour être couronné Henri III, roi de France, s'arrêta onze jours à Venise.

Toujours rapporté par Giusepppe Tassini : "Soit que la renommée de Veronica soit arrivée jusqu'aux oreilles royales, soit que quelque entremetteur de cour la considère comme gibier digne du palais royal, le fait est qu'Henri lors de l'une de ses promenades, poussa jusqu'à sa maison dans la zone de San Giovanni Crisostomo, s'entretint amoureusement avec elle et repartit en emportant comme cadeau son portrait. Veronica reconnaissante à la gentillesse française et peut-être plus encore à la générosité française, remercia Henri en lui adressant deux sonnets précédés d'une lettre où elle fait allusion aux bienveillants cadeaux reçus du monarque et au livre qu'elle voulait lui dédier et qui devait être un recueil de rimes en son honneur."

 

Au très illustre invité et très chrétien roi Henri III de France et de Pologne.

 

A la très grande faveur que Votre Majesté à daigner me faire en venant dans mon humble habitation, en emportant avec Elle mon portrait en échange de l'image vivante qu'Elle a laissé dans mon cœur, de ses vertus héroïques et de sa divine valeur –échange pour moi trop heureux – je ne suis pas capable de correspondre ni par la pensée ni par le désir.

Quelle chose pourrait naître de moi qui soit digne de votre céleste âme et de votre sort fortuné ?

Pourrais-je, en guise de remerciement, suppléer en partie à l'infini mérite des vos offrandes gracieuses et bienveillantes par les propos du livre que je suis sur le point de vous dédier, convenant à votre grandeur et votre splendeur royale sérénissime, plus que par n'importe quelle autre de mes qualités ? Néanmoins, tout comme on a l'habitude parfois de représenter le monde entier sur une étroite feuille de papier, j'ai dressé en ces quelques vers que j'envoie avec révérence à Votre Majesté, l'ébauche , bien que grossière et restreinte, de ma gratitude, de mon immense et très ardente volonté de célébrer les dons innombrables et surhumains que vous abriter avec bonheur sous votre généreuse poitrine.

Avec un attachement dévoué et singulier, je m'incline révérencieusement pour embrasser vos genoux sacrés.

La très humble et très dévouée servante de Votre Majesté.

Veronica Franco

 

L'année suivante, lorsque le livre parut sous le titre "Terze Rime", il était dédié au duc de Mantoue !

 

Dans le contexte des attaques littéraires dont les courtisanes et les prostituées étaient la cible au 16ème siècle, il faut mentionner celle portée à Veronica par le grand poète vénitien Maffio Venier : de féroces pièces poétiques, dont Veronica ne reconnaîtra pas tout de suite l’auteur. Dans ses compositions, en dialecte vénitien, l’auteur se montre partagé entre l’attraction qu’exerce sur lui Veronica et son refus pour des rapports vénaux.

Pour lui, Véronica réserve sa sexualité payante à ceux qui n’en méritent d’autre, c’est à dire aux faux amants, aux vieux gâteux riches, aux nouveaux riches qui veulent étaler leur argent, aux prélats prêts à se déshonorer, aux abbés prêts à dépouiller leurs abbayes, à ces petits jeunes qui, sans fatigue, se retrouvent héritiers d’une grande fortune. Mais à qui offre un vrai amour, Veronica devrait partager avec lui un amour vrai et désintéressé. A moins que – et c’est là que le poète devient provocant – elle ne veuille se confondre avec la foule des prostituées quelconques.

Veronica répond calmement, en vers, voulant relever le défi.

Déçu, Maffio se déchaîne alors imaginant se libérer de l’attraction qu’exerce sur lui Veronica par des vers grotesques : "Veronica, véritable unique putain…".

 

Beaucoup plus préoccupantes que les furieuses poésies de Venier, furent pour Veronica les enquêtes qu’ouvrirent contre elle la Sainte Inquisition en 1580.

L’implantation à Venise et dans d’autres cités des Offices de l’Inquisition avait été négociée entre la République et la Papauté vers 1540. Les vénitiens avaient réussi à conserver une bonne marge de manœuvre sur les agissements du Saint Office. Nous étions cependant vers la fin du siècle et le climat de tolérance s’effritait.

En 1580, on dénonça Veronica au Saint Office pour sortilèges, pratiques de la magie, jeux interdits, négligence des sacrements, non respect des jours maigres, pacte avec le diable pour se faire aimer des riches marchands allemands résidants dans le "Fontego", faux mariage pour pouvoir exhiber des bijoux, que les prostituées ne pouvaient posséder. On l'accusait d'avoir recours aux sortilèges et aux invocations diaboliques, pour avoir retrouvé une paire de ciseaux dans un fourreau d'argent et un petit accessoire doré. On l'accusait aussi d'avoir utilisé un anneau béni, une olive bénie, des cierges et de l'eau bénite qu'elle avait fait prendre par son fils Achille dans l'église voisine de San Giovanni Nuovo.

Quoiqu'il en fût, le procès se termina bien pour Veronica puisqu'il fut suspendu, les accusateurs semblant eux-même coupables des vols. Veronica réussit à s’en tirer, démontrant au tribunal que tout n’était que machination pour la perdre.

Veronica a indiscutablement dominé sa condition de femme damnée.

 

Depuis plusieurs années cependant, quelque chose en elle avait cependant changé. En 1575, la ville était envahie par la peste. Enorme mortalité dans la population. Grave coup porté à l’économie . Veronica perd un frère dans l'épidémie. Un autre frère est emprisonné par les Turcs. Elle doit entretenir cinq fils et a perdu beaucoup de ses biens.

Vif encore était le souvenir de quelques grands amours, hommes eux aussi touchés par le destin : Lodovica Ramberti envoyé en prison pour avoir empoisonné son frère, où l’on lui épargna l’échafaud ; Guido Antonio Pizzamano poursuivi par la justice parce que, marié, il avait entretenu au domicile conjugal une religieuse échappée du couvent du Saint Esprit.

 

Si nous observons ses testaments, nous trouvons une sensibilité qui étonne.

 

 

Le premier de ses deux testaments remonte à 1564, alors qu’elle était prête à accoucher pour la première fois.. Sa principale pensée va vers le fils qui allait naître. "Je laisse tout ce que j’ai au monde à mon fils". Et puis avec une simplicité qui aujourd’hui peut nous étonner, elle le confie à l’homme dont elle pense (sans certitude) qu’il est le fils, Giacomo de Baballi.

Dans le second testament de 1570, il y a une Veronica plus complexe. Les vicissitudes de la vie se sont accumulées sur son dos. Plus mûre, plus attentive à toutes les composantes de la réalité, encore une fois sa première pensée est dirigée vers ses enfants. Achille, fils de Baballi, Enea, fils d’Andrea Tron, Andrea fils de sa femme de chambre Ancilla, qu’elle considérait comme son fils adoptif. Bénéficiaires aussi de son testament, de jeunes enfants dont la charité publique lui avait donné la charge. Enfin un legs pour deux prostituées qui avaient voulu se marier et entrer dans les ordres. Une tendre pensée pour son frère prisonnier : "Je voudrais que retourne à la lumière mon frère Serafino, prisonnier des Turcs, et pour cela je veux laisser deux cents ducats sur mon capital".

 

 

Ses "Terze Rime" sont vraiment ses confessions et constituent des documents sur sa vie quotidienne : l'amour, qu'elle ne concevait certes pas à la manière "stilnovo" (dans lequel la femme est idéalisée comme source d'élévation morale) mais qu'elle savait bien distinguer du simple plaisir des sens et qu'elle considérait comme union des âmes, renforcée par une estime morale et intellectuelle.

Dans ces compositions, on perçoit tantôt la joie pour la possession, tantôt la jouissance face à la jalousie d'un amant, tantôt l'indignation pour l'infidélité, la trahison qu'en ressent la victime.

D'autres fois, elle veut fuir et apaiser sa passion dans la solitude de la campagne, puis au contraire, traiter avec douceur qui implore son amour. Elle doit repousser ceux qui, avec d'insistantes promesses, se font l'illusion de l'obtenir. Elle doit affronter ceux qui, pensant la faire céder par la violence disent du mal de ses agissements et lui adressent des lettres vulgaires.

On entrevoit dans les écrits de Veronica des pensées de réhabilitation, chose bien naturelle pour une femme certes pas vulgaire et douée d'une grande intelligence.

 

Dans ses "Lettres familières", ouvrage dédié au cardinal Luigi d’Este et dont. Montaigne, de passage à Venise, recevra une copie. on perçoit un changement dans ses sentiments. Dans l'une, elle parle à un ecclésiastique de sa vie pleine d'erreurs, le priant d'intercéder pour elle auprès de Dieu. Dans une autre, elle reproche à une mère de vouloir mettre sa fille sur une mauvaise voie, lui démontrant la malheur des courtisanes qui doivent se donner à tant d'hommes et qui sont continuellement la proie des vols, des meurtres, des attaques de maladies contagieuses, obligées à manger avec la bouche d'autrui, à dormir avec les yeux d'autrui et à se mouvoir selon les désirs d'autrui.

 

En 1580, Veronica met tout en œuvre pour fonder un hospice pouvant accueillir les prostituées se retirant du métier. Dans les témoignages qu’elle a laissés, on est touché par son intelligence vive, son sens du naturel, la générosité et le courage dont elle a fait preuve aux moments difficiles de son existence. Ses semis donnèrent de bons fruits puisque l'année même surgit à Venise, près de l'Eglise de San Nicolo di Tolentino, sous la protection de San Giorgio, la "Maison du Secours", dirigée par quelques nobles dames de la cité.

Veronica, même si elle ne résidait pas dans cet institut, put le voir construit et maintenu en vie grâce aux sommes ramassées dans les troncs de diverses églises de la cité, aux revenus de quêtes publiques, aux exhortations des confesseurs et à la charité du gouvernement. Elle en vit ensuite le déménagement à San Pietro di Castello où il fut confié à des religieuses.

Veronica put voir acheter par ses deux sœurs Poala et Lucrecia Podio quelques immeubles dans la paroisse de l'Angelo Raffaele sur la Fondamenta dei Carmini, dans le but de construire en ces lieux un hospice avec une petite église et d'y établir demeure fixe. Elle ne put cependant voir le permis qu'accorda le 2 janvier 1592 le Grand Conseil pour l'érection de l'hospice et de l'église consacrée en 1602 par l'évêque de Chioggia, car elle fut cueillie par la mort, tandis qu'elle continuait à étudier ses si chers projets.

On peut lire dans les nécrologies des Magistrats à la Santé : "1591, 22 juillet, La Signora Veronica Franco âgée de 45 ans, touchée par la fièvre depuis déjà 20 jours. S Moise."

Veronica Franco est la dernière des illustres courtisanes d'Italie. Après elle, elles redeviendront de simples prostituées sans gloire, sans nom et les poètes s'éloigneront d'elles pour toujours.

 

Il paraît juste de conclure en rapportant peut-être un des plus beaux sonnets qui lui sont attribués. Il fut trouvé dans un manuscrit recueillant des écrits divers et fut imprimé pour la première fois à Venise en 1751 page 320 des "Nouvelles Littéraires". Puis à nouveau publié par Cicogna dans le volume 6 de ses "Iscrizioni veneziane"

 

Allez fausses pensées et vaines espérances,

Désirs aveugles insatiables, immatures envies

Allez soupirs ardents, douleurs amères

Compagnes de toujours de mes éternelles peines!

Allez doux souvenirs, âpres chaînes au cœur

Qui finalement se dissipent

Et que revienne le frein de la raison

Pour un temps égaré,

Et toi aussi, mon Ame, par tant d'angoisses

A jamais étouffée

Retourne ta pensée vers le Seigneur divin

Force avec courage ton destin,

Romps les chaînes, et légère et sans lien

Dirige tes pas sur le plus sûr chemin.

 

 

 

"LA COURTISANE"

 

En 1997, sort un film américain "La Courtisane" de Marshall HERSKOVITZ relatant la vie de Veronica Franco

Les protagonistes du film sont : Catherine MAC CORMACK, Moira KELLY, Oliver PLATT, Jacqueline Bisset et Rufus SEWELL.

 

 

S'il est fidèle à la vie de courtisane de Veronica, il ne relate cependant pas les dernières années de sa vie. Il est aussi bien dommage qu'il n'ait pas été tourné à Venise même, mais dans des décors artificiels.

Mais Dieu que Catherine Mac Cormack est belle !